La figure de Alī bin Abī Ṭālib entre histoire et eschatologie

2023.07.03 - 01:29
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  Comme dans d’autres religions aux proclamations apocalyptiques, ici aussi les problèmes commencent lorsque la Fin du monde n’arrive pas ; lorsque le prophète « avertisseur » ainsi que le Messie attendu meurent sans que les temps atteignent leur terme. De plus, en ce qui concerne la nouvelle religion arabe, d’autres faits sont venus rendre les choses encore plus complexes : des guerres civiles incessantes, de fulgurantes conquêtes, la constitution rapide d’un immense empire et l’établissement d’un État fort et plus ou moins centralisé, en l’occurrence celui des Omeyyades. Et puis, un État bien installé n’a jamais fait bon ménage avec le messianisme et des aspirations apocalyptiques. L’ensemble de ces facteurs ont eu quelques conséquences inévitables : la réécriture de l’histoire, la réinterprétation de la Tradition, l’infléchissement des textes pour la mise en place d’une nouvelle mémoire collective.

Selon Paul Casanova, et plus récemment Fred Donner et Mahmoud Ayoub, Muḥammad mourut tout en étant persuadé que l’avènement de l’Heure était imminent. L’inconvénient d’une telle hypothèse c’est que si on l’accepte, on doit considérer la quasi-totalité du corpus coranique et de l’Hadith comme étant des fabrications postérieures à la mort du Prophète. Un certain nombre de données permettent pourtant de nuancer cette hypothèse et d’éviter du même coup une attitude hypercritique.

Selon la chronologie traditionnelle, la carrière prophétique de Muḥammad dura plus de vingt ans, entre 610 et 632 de l’ère commune. Même si ces dates, comme beaucoup d’autres concernant les événements de la sīra, ne sont pas fiables (à cause justement de la réécriture de l’histoire dont on vient de parler), on peut raisonnablement penser que cette carrière couvrit de nombreuses et longues années. Pour un esprit qui désigne la Fin du monde par le terme al-sāʿa, (l’Heure, l’Instant, le délai immédiat) lequel annonce l’avènement imminent du Jour du Jugement, tout comme pour ceux qui croient en lui, cette durée est extrêmement longue. Muḥammad a très bien pu évoluer pendant cette période : croire toujours à l’avènement prochain de l’Heure mais dans un avenir moins immédiat. Le Coran lui-même semble refléter une telle évolution. À côté des sentences sur l’immédiateté inéluctable de l’Heure (voir les passages coraniques, ainsi que les hadith-s mentionnés ci-dessus, partie 1), d’autres passages soulignent, devant l’insistance des incrédules, que seul Dieu détient la connaissance de l’Heure (ʿilm al-sāʿa, voir les versets 7 :187 ; 31 :34 ; 41 :47 ; 43 :85), qu’un « jour de Dieu » est équivalent à mille ans humains (versets 22 :47 et 32 :5) ; il peut même durer cinquante mille ans (verset 70 :4). Par ailleurs, des expressions manifestant des nuances et des hésitations (ʿasä an, « il se peut que… » ; laʿalla, « peut-être ») concernant l’arrivée de l’Heure, ou encore des invitations à la patience sont utilisées dans d’autres versets (par ex. 11 :8 ; 17:51-52 ; 27:72 ; 33:63 ; 40:77 ; 72:25 ; voir aussi 22:55 ou 70:6-7). La même évolution semble perceptible dans l’Hadith lorsque le Prophète déclare que l’arrivée de l’Heure peut prendre un siècle. D’autres données, extrêmement récurrentes et rapportées par toutes sortes de sources appartenant à des factions divergentes voire rivales, ne s’expliqueraient pas si Muḥammad avait considéré la fin du monde comme étant imminente tout le long de sa vie ; en guise d’exemples : son désir ardent d’avoir une descendance mâle1 ; son insistance pour le mariage de ʿAlī et de Fāṭima ; la riche oasis de Fadak, laissée en héritage pour sa fille Fāṭima et sa famille, en particulier ses deux seuls descendants masculins, al-Ḥasan et al-Ḥusayn2. Ainsi, il aurait fort bien pu penser à sa succession aussi. Le choix de ʿAlī, père de sa seule descendance mâle (sans parler des autres relations privilégiées qui auraient lié les deux hommes), semble aller de soi, d’autant plus si le Prophète le considérait comme étant le Sauveur de la fin des temps3.

 

4La réécriture de l’histoire et la fabrication d’une nouvelle mémoire collective commencèrent dès le début du califat des Omeyyades (peut-être même plus tôt), ennemis historiques, au moins depuis la bataille de Badr (624), des Banū Hāshim en général et des Alides en particulier. Une politique semble-t-il systématique visa à remplacer la figure du Prophète par celle du calife. Dans ce processus, ʿUmar b. al-Khaṭṭāb, conquérant de Jérusalem à qui fut accordé le titre messianique de Fārūq (voir lAnnuaire précédent), fut le symbole suprême. Dans sa lettre au calife ʿAbd al-Malik (règne : 65-86/685-705), le célèbre gouverneur omeyyade d’Irak, al-Ḥajjāj b. Yūsuf (m. 95/714) déclare que le calife est supérieur au prophète-envoyé (rasūl) car aux yeux de Dieu il remplit un rôle plus important pour réaliser la volonté divine. Certains hommes forts autour de ʿAbd al-Malik estimaient que faire des circumambulations rituelles autour de son palais sera mieux récompensé par Dieu que faire la même chose autour de la tombe de Muḥammad. La malédiction publique de ʿAlī, depuis la chaire des mosquées mais aussi dans la propagande de l’appareil étatique, devient systématique dès le règne de Muʿāwiya I, premier calife omeyyade. La haine de ʿAlī, de sa famille – qui est évidemment celle du Prophète – et de ses partisans atteint son apogée à Karbalā et le massacre d’al-Ḥusayn b. ʿAlī, petit-fils du Prophète, et la quasi-totalité de ses proches sur ordre du calife Yazīd I en 61/680. Une version officielle du Coran, constituée selon les exigences du pouvoir califal, est élaborée et diffusée dans les grandes villes de l’empire ; parallèlement, les autres recensions coraniques seront recherchées et détruites. De même, l’initiative de la constitution d’un corpus officiel d’Hadith de même nature est prise, principalement dans l’entourage de ʿAbd al-Malik et du savant de la cour Ibn Shihāb al-Zuhrī (m. 124/742). Fin politicien, Muʿāwiya, installé en Syrie – pays largement chrétien – avait adopté une attitude et une politique fortement pro-chrétienne (cependant sans aucune référence au Coran, ni à Muḥammad ou Jésus, ni à aucun autre prophète), récupérant du même coup « la sensibilité judéo-chrétienne » du message de Muḥammad et de ses premiers fidèles tout en essayant d’occulter la dimension messianique de celui-ci, largement soutenue dans les milieux alides. C’est très probablement la raison pour laquelle il est incontestablement le héros lourdement encensé de la plupart des chroniques syriaques de l’époque qui, pour aller sans doute dans le sens de la propagande omeyyade, suppriment ʿAlī de la liste des « rois » arabes après Muḥammad. Avec ʿAbd al-Malik, encore lui, le processus de « démessianisation » devient déterminant. La figure de Muḥammad, comme le plus saint et le dernier des prophètes, est réhabilité et en même temps, son message, originellement « universaliste », réunissant les autres monothéistes appelés les Croyants (mu’minūn), est désormais fortement arabisé, ses différences et bientôt sa supériorité par rapport au judaïsme et au christianisme valorisées, ses fidèles appelés les Musulmans (muslimūn). Les symboles suprêmes de l’instauration de la nouvelle religion arabe sont, d’une part, la construction du Dôme du Rocher à Jérusalem, l’officialisation d’un Coran officiel, appelé la Vulgate de ʿUthmân, désormais déclarée indépendant des Écritures juives et chrétiennes et comme le Livre des Musulmans et, d’autre part, la sacralisation des villes arabes de la Mecque et de Médine. Jésus devient un prophète presque identique aux autres dans ce Coran qui, selon les mots d’Alfred-Louis de Prémare : « fut contrôlé de point en point par la famille omeyyade, depuis ʿUthmān jusqu’à ʿAbd al-Malik, en passant par Muʿāwiya et Marwān ». Deux autres personnalités omeyyades auraient également joué un rôle de premier ordre d’importance dans l’établissement de ce Coran : les deux fameux gouverneurs de l’Irak ʿUbaydallāb b. Ziyād dit Ibn Ziyād (gouverneur de 56 à 67/675 à 686) et al-Ḥajjāj b. Yūsuf, déjà mentionné. Le dénominateur commun de tous ces personnages historiques de premier plan est leur haine implacable envers ʿAlī et les Alides ; Ibn Ziyād fut même directement impliqué dans le massacre de Karbalā. Du coup, la thèse du taḥrīf, du « Coran falsifié », largement soutenue dans les milieux shi’ites jusqu’au 4e/xe siècle, et selon laquelle le pouvoir hostile à ʿAlī et à la Famille du Prophète (ahl al-bayt) a supprimé du « Coran originel » toutes les mentions de ces derniers, gagne en plausibilité.

Et pourtant ʿAlī reste très présent dans l’histoire des débuts de l’islam. Il en constitue même en quelque sorte le centre de gravité tant les prises de position à son égard déterminent les événements et les doctrines. Il se distingue notamment par une série d’exceptions : parmi les noms et/ou surnoms uniques à l’époque – nous avons vu les exemples de Muhammad, ʿUmar, Jaʿfar – le sien, ʿAlī, est le seul qui est en même temps un nom divin. Il aurait été de même le seul personnage de l’entourage de Muḥammad au nom duquel est associé le terme de « religion », en l’occurrence dans l’expression dīn ʿAlī. Grand combattant aux côtés de Muḥammad, connu dans la sīra et d’autres sources, pour ses exploits guerriers et stratégiques, il n’a pourtant pris part à aucune des grandes conquêtes, contrairement à d’autres figures marquantes des Quraysh. Par ailleurs, on n’a pas encore trouvé une explication convaincante au fait que, pendant son califat, ʿAlī déplaça la capitale de l’islam du Ḥijāz vers l’Irak, plus précisément de Médine à Kūfa. Etait-ce à cause de la proximité de la cité de Ḥīra, ancien bouillonnant centre intellectuel et spirituel de l’empire sassanide ? Est-ce un élément de plus dans le dossier, encore rempli de zones d’ombre, des convergences entre ʿAlī, l’Iran préislamique et les convertis iraniens, convergences qui ont conduit le grec Théophane d’appeler, dans sa Chronographia, notre personnage : « ʿAlī le Perse »4 ? Enfin, il est intéressant de noter que dans la lettre envoyée vers 719 de l’ère chrétienne par l’Empereur Léon III au calife omeyyade ʿUmar II, il est dit que dans le programme de destruction systématique des recensions coraniques mis en place par al-Ḥajjāj b. Yūsuf, le seul texte rescapé fut le Codex de ʿAlī (appelé ici par sa kunya Abū Turāb)5. L’idée qui se dégage de ce rapport, c’est qu’une recension coranique de ʿAlī aurait été mieux protégée que les autres, probablement parce qu’elle avait une importance singulière auprès des fidèles de ce dernier ; en tout cas, les citations « coraniques » ne faisant pas partie du Coran connu de tous et rapportées par les ouvrages shi’ites anciens sont dits être extraits du codex coranique de ʿAlī (muṣḥaf ʿAlī).

Peu à peu, même ceux qui croyaient en ʿAlī comme le Messie de la fin des temps changèrent d’avis, sans doute quelques années après sa mort, lorsque les espérances en son « retour sur terre » furent évanouies. Les Alides, et plus tard les Shi’ites, continuèrent à contester des pans entiers de l’histoire réécrite au sein du pouvoir califal et de la mémoire collective, progressivement considérée comme « orthodoxe », qu’elle élaborait. Cependant, ils faisaient partie du même empire, de la même communauté, de la même religion et maintenir la totalité de leurs doctrines originelles revenait à couper la branche sur laquelle ils étaient assis. Des inflexions furent introduites dans les croyances. De son statut messianique, ʿAlī perdit la dimension apocalyptique mais en garda les principales fonctions spirituelles : la nature théophanique et la guidance inspirée. Il devient ainsi l’imam par excellence, le premier et le père de tous les autres imams, innombrables descendants de ses fils, reconnus comme tels par d’innombrables courants shi’ites des premiers siècles de l’hégire. Sa qā’imiyya, sa fonction en tant que « Guide résurrecteur », déclencheur du Jour du Jugement, sera transférée sur l’un ou l’autre de ses descendants, au gré de ces différents courants. La figure de l’imam, telle qu’elle se dégage dès les plus anciennes sources, devient le pivot de la religion shi’ite. L’imam historique devient le lieu théophanique d’un Imam pré-existentiel, métaphysique, spirituel lequel manifeste les Noms et Attributs de Dieu. On parlera des deux natures humaine et divine de ʿAlī, en ayant recours aux termes de nāsūt et de lāhūt, mots d’origine syriaque et utilisés par les sources chrétiennes pour désigner la double nature du Christ. L’imam en général, et ʿAlī avant et plus que tous les autres en particulier, est dit être le Premier (al-awwal) et le Dernier (al-ākhir), autrement dit l’alpha et l’omega, de la création, qualificatifs qui sont en même temps des Noms divins coraniques. De même, il est, en tant qu’imam, « le Coran/le Livre Parlant » (al-Qur’ān/al-kitāb al-nāṭiq), véritable Verbe de Dieu, le Logos, contenu dans le Coran appelé « le Livre/le Guide silencieux » (al-kitāb/al-imām al-ṣāmi). ʿAlī et les imams de sa descendance prolongent ainsi la prophétie, c’est-à-dire la communication avec Dieu et la transmission des messages divins aux hommes. Il est vrai que les mots désignant cette fonction (risāla, nubuwwa) ne sont pas employés pour les décrire, sans doute pour ne pas contredire le dogme – tardivement accepté par tous – de Muḥammad comme « le dernier prophète », mais les sources les plus autorisées attribuent aux imams toutes les qualités et les capacités prophétiques6. Le shi’isme devient ainsi très tôt la religion de ‘Alî comme l’Imam par excellence et celle des descendants de celui-ci comme le christianisme est la religion du Christ.

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